Qui a peur des minorités sexuelles ?

Reflexions sur le genre

Sur le thème de « qui a peur du grand méchant loup », la question des minorités sexuelles semble banale, presque autant que le chômage, et la réponse qui nous vient tout naturellement à l’esprit est « personne ». Il faut en effet préciser que le loup ayant connu 68, les questions sexuelles ne terrorisent plus grand monde. Chacun de nous se targue d’avoir un ami homosexuel et discute en toute liberté de vibromasseurs et de fétichisme. L’image est plaisante d’un monde où la sexualité, acceptée et libérée des carcans moraux et sociaux, ne serait plus un tabou mais un facteur d’épanouissement collectif. Ainsi les enfants croient-ils au père Noël et les adultes à la libération sexuelle… Malheureusement, il faut bien se rendre à l’évidence : ils sont aussi légendaires l’un que l’autre. Pour s’en convaincre, retrouvons dans nos mémoires la stupeur du simple citoyen se trouvant tout à coup face à un être dont il ne parvient pas à déterminer le genre, féminité sulfureuse montée sur d’interminables talons aiguilles, travesti épanoui et transsexuel accompli…

Sexe, culture et tabous

Identité et rapport à l’autre

De tous temps, les hommes ont cherché à encadrer et à limiter la sexualité dont le pouvoir les renvoyait un peu trop à leur animalité. L’histoire de la morale et des questions sexuelles est donc avant tout l’histoire de l’hominisation. Les questions sexuelles interviennent dès notre plus jeune age, notre identité se construisant autour du genre et des valeurs qui y sont associées. Pendant des siècles, moraliser le sexe a permis de créer des cadres rassurants si nécessaires à la construction de l’individu, tels que la famille ou le couple. Le sexe touche donc au cœur même de notre identité, ce qui en fait un sujet si sensible. Lorsque ces cadres tombent, ce sont tous nos repères qui s’effondrent en même temps, et d’avoir voulu se libérer l’individu se retrouve seul, flottant au milieu d’un monde changeant qui n’offre plus aucune prise auxquelles se raccrocher. Transformer nos représentations sexuelles revient ainsi à relativiser une donnée sur laquelle toute notre personnalité s’est construite, et qui contribue à fonder notre culture. L’homophobie qui touche certains hommes se comprend ainsi comme un ébranlement profond des schémas socio-sexuels qui forgent l’identité masculine. L’homosexualité devient alors une preuve insupportable de la relativité du genre, et il paraît moins déstabilisant de stigmatiser une « erreur de la nature » que d’envisager que sa propre identité sexuelle puisse être déstabilisée. 

Le genre et l’identité sexuelle, c’est aussi le rapport à l’autre. Une société partage des codes et un langage, ce qui nous permet de communiquer et nous rassure. Lorsque ces codes se trouvent détournés, comme dans le cas de l’homosexualité, l’autre devient un étranger puisque nous ne partageons plus le même langage. Pour certains, il est même à peine humain. Face à l’incommunication, la réaction naturelle de tout être humain est de se raccrocher à ses repères et à sa « normalité », incapable que nous sommes de comprendre un langage qui en détourne les codes. 

De la morale et de la normalité…

Mais qu’est-ce que la normalité ? Toute société en a naturellement élaboré sa propre conception, qui lui paraît tout à fait inattaquable, parce qu’une culture a aussi besoin de repères stables pour se construire et se projeter dans l’avenir. La culture occidentale, par son caractère dominant dans l’histoire, a construit une morale qu’elle est parvenue à imposer tout autour d’elle. Au temps de la colonisation, les « sauvages » pouvaient avoir d’autres valeurs, mais parce que, précisément, ils n’étaient pas « civilisés ». De même, parmi ses propres citoyens, la société occidentale a-t-elle tout fait pour réprimer ce que l’on appelle aujourd’hui des « minorités sexuelles », mais que l’on a appelé pendant très longtemps des maladies mentales. Seul un dérangement mental pouvant en effet conduire quelqu’un à narguer les principes même de la nature qui s’imposent si facilement à chacun de nous. 

Cette morale, on le sait, s’enracine dans la religion chrétienne, fondement incontestable de la culture occidentale. Au fil du temps, elle a érigé une conception essentialiste, mêlant volonté de Dieu et principes naturels, qui s’est efficacement implantée dans les consciences pour des générations. La morale du couple occidental moderne est donc encore fortement marquée, et c’est naturel, par cet héritage culturel et historique. La notion de couple, unique et solidaire, s’enracine dans la tradition du peuple hébreux. Le mariage ayant pour but la procréation, l’homme et la femme prolongeaient l’œuvre de Dieu. De ce fait, toute pratique n’ayant pas cet objectif sera renvoyée pour longtemps à une volonté délibérée de contrarier les desseins de Dieu.  Ainsi en est-il de l’homosexualité et de toutes les pratiques jugées « bestiales » telles que la sodomie, la fellation, ou le coït interrompu. Le christianisme va encore durcir ce point de vue et Saint Augustin n’hésitera pas à dénoncer la sexualité comme le mal suprême. Une conception qui connaîtra plus ou moins de succès mais qui saura fort bien s’implanter pour durer. 

Le modèle majoritaire hétérosexuel repose cependant sur des bases beaucoup plus solides que simplement religieuses. En effet, ainsi que Marx le théorisera, il a surtout été valorisé, non pas parce que les Occidentaux étaient exceptionnellement pieux, mais parce qu’il correspondait à un modèle économique et social susceptible de faire fonctionner la société. Ainsi en va-t-il des mécanismes de transmission du patrimoine, de limitation de la charge des familles par l’abstinence, etc.

Essentialisme et culturalisme : la précarisation du genre

L’essentialisme traditionnel occidental

L’essentialisme et le culturalisme sont les deux théories des genres qui s’affrontent. La théorie essentialiste considère que le genre est lié aux caractéristiques biologiques. De fait, l’essentialisme ne peut guère faire autrement que d’assimiler minorités sexuelles et anomalies biologiques ou psychologiques. L’homosexualité, les transgenres (travestis, transsexuels), apparaissent comme une incongruité peu susceptible de déstabiliser la société, à condition que l’intérêt qu’on leur porte reste médical… La culture occidentale s’est construite dans ce sens. N’oublions pas qu’il faudra attendre 1984 pour que l’homosexualité disparaisse du DSM (diagnostic officiel et manuel statistique des désordres mentaux). 

Si la laïcisation de la société renforçait la tolérance vis-à-vis des minorités sexuelles, la médicalisation entretiendrait encore longtemps une grande méfiance vis-à-vis des « perversions ». Freud introduira un facteur de profonde déstabilisation en affirmant l’existence de différents degrés de bisexualité en chacun de nous, remettant ainsi en question le lien jusque là « naturel » entre biologie et expression du genre. Plusieurs tendances contribueront par la suite à faire évoluer les mentalités, et les mouvements homosexuels se développeront souvent avec les mouvements féminismes, en particulier à partir des années 1960 et 1970. Leur visibilité, surtout aux Etats-Unis, rendra de plus en plus difficile l’affirmation d’une norme sexuelle inaltérable. D’ailleurs, à cette même époque, toutes les normes sont remises en question puisque mai 1968 se chargera de libérer la société de ses carcans : famille, couple, religion, … La « libération sexuelle » permettant à tous les particularismes sexuels de s’affirmer, les transgenres, les mouvements SM, les différents courants lesbiens et gay accèdent à une large visibilité. Leurs revendications porteront un coup mortel à l’essentialisme, pourtant si stable et rassurant…

Culturalisme et relativisme modernes

A ce stade de notre histoire, le culturalisme reste la seule option possible. Ainsi que l’affirment les mouvements gay et les transgenres, le sexe biologique n’a correspondu au genre que tant que la culture l’a imposé, fournissant les carcans d’une sexualité obligatoirement hétérosexuelle. 

En vérité, cette affirmation toute simple et qui porte un parfum de liberté si agréable, est à l’origine d’un profond désarroi. Toutes les personnalités ne sont pas si affirmées et libérées qu’elles puissent envisager cette angoissante libération. Il reste une « ex-majorité sexuelle », inquiète, déstabilisée, qui ne parvient plus à trouver les cadres nécessaires à son équilibre. L’homosexualité masculine n’en finit pas d’être inquiétante car une certaine virilité reste valorisée dans la vie quotidienne et constitue un support essentiel d’identification collective. La libération de tout ce qui s’est appelé « valeurs », puis « carcans », montre aujourd’hui son mauvais côté : une relativisation générale, un monde flottant ou l’individu isolé, débarrassé des cadres traditionnels de sociabilité se retrouve seul, confronté à une panoplie de choix dont il n’a que faire. Pour se rassurer, les plus fragiles d’entre nous se raccrochent à des lambeaux de morale, productrice d’une normalité qui les rassurent…

Ainsi assiste-t-on aujourd’hui à l’aboutissement logique d’un vaste mouvement individualiste, qui a produit chez nous mai 68, et de ce que l’on a appelé la « libération sexuelle ». Devant un phénomène sociologique général de perte de ses repères*, la société en vient à une recherche désespérée de nouveaux cadres, de communautés de pensées et de solidarité. Les associations se développent, les sectes également, et les gens ne se sont jamais autant mariés… Dans ce contexte propice, le modèle binaire hétérosexuel connaît un regain de sacralisation que l’on assimile à un retour du conservatisme sexuel. L’hétérosexualité est une norme à réinventer, mais une norme néanmoins et les société se découvrent en attente de cela. 


La politisation des questions sexuelles

La question des minorités et la remise en cause du modèle universaliste

Du reste, si les questions sexuelles sont des constructions sociales, elles engagent nécessairement des choix et des définitions qui sont politiques. C’est au nom de l’égalité que le débat public se porte sur le Pacs, le mariage homosexuel et la parité, mais c’est au nom de la liberté que s’élèvent de nouvelles critiques : peut-on laisser le droit et la politique s’emparer des questions sexuelles alors même que celles-ci relèvent de la vie privée et de la liberté de chacun ?

Les années 1970 sont la période faste de développement et de politisation des mouvements engageant les minorités : mouvements gay et lesbien, mouvements féministes, mouvement des minorités ethniques, etc. En France, ceux-ci s’inscrivent d’abord, en toute logique, dans une perspective universaliste : ils réclament que soit enfin appliquée l’universalité des droits et l’égalité de reconnaissance et de traitement. Leur approche n’est pas encore spécifiquement identitaire comme elle l’est aux Etats-Unis, et ils ne se réclament pas encore de « communautés ».

De fait, jusque dans les années 1990, la France défendra avec opiniâtreté ce modèle universaliste dans un partage clair entre les sphères privée et publique, élément essentiel de l’ordre républicain. Au contraire, le modèle américain intégrera très tôt les questions sexuelles et les politiques minoritaire, faisant ainsi longtemps figure de repoussoir. Ainsi la France opposera-t-elle à la société américaine, jugée puritaine et communautariste, l’universalisme des Lumières. Les années 1990 viennent pourtant brouiller ce schéma, car la France connaît à son tour la nécessité d’engager un débat sur les politiques minoritaires. En 1997, le retour de la gauche au pouvoir introduira la nationalisation nécessaire des questions sexuelles. S’attachant simplement à poursuivre son travail contre les discriminations, ainsi que François Mitterrand l’avait amorcé, elle ne comprendra que plus tard la portée symbolique des mesures sur le Pacs et la parité. Car la politisation des questions sexuelles n’est alors autre chose que l’expression des enjeux sociaux sous-jacents : les discriminations des femmes au travail, l’immigration et les jeunes. Autant de questions qui surgissent au travers des débats sur la pornographie, le harcèlement et la parité. Portée par des débats sociaux, la France aura donc finalement accepté d’effacer la frontière sacrée entre public et privé.

Ainsi la République, toujours progressiste, se fait-elle désormais un devoir de défendre les politiques minoritaires qu’elle méprisait si bien il y quelques années, et rien n’est plus à la mode aujourd’hui que de parler de « discrimination positive » …

 La réaction libertaire

Cependant, cette nationalisation de questions traditionnellement privées ne fait pas l’unanimité. En effet, il apparaît que le désarroi d’une certaine population, face à des libertés qu’elle ne maîtrise pas, s’exprime politiquement par une demande de sécurité et, parfois, de moralisation (en général, l’on n’est alors pas bien loin des questions d’immigration…). C’est tout le sens de la loi sur la sécurité de 2002 et des débats qui ont suivi.Sur ce point, gauche et droite ne se différencient guère, et les critiques émanant de mouvements « libertaires » portent sur toute la politisation des questions sexuelles, au nom du principe de liberté. Directement inspirés des années 1970, ils voient clairement le danger qu’il peut y avoir à laisser l’État s’occuper de questions privées. Il n’est pas exclu, en effet, que s’exerce une certaine répression au nom de l’ordre public.  Cependant certains auteurs, tels Marcela Iacub **, dénoncent la criminalisation du désir d’une curieuse façon. Elles publient alors force romans et autobiographies dont l’objet est un témoignage libéré (de quoi ?) de leur sexualité quelque peu débridée. « Courageux » a-t-on entendu, pourquoi pas, bien que l’on ne voie pas très bien où se situe le risque, simplement l’objectif de ces manifestations n’est pas très clair. En vérité, toute l’ambiguïté de ces revendications est que, finalement, tout se passe comme si elles cherchaient en fait à évacuer la question angoissante de la relation derrière une sexualité un peu instinctive. Car l’hétérosexualité devient, paradoxalement, le cœur du problème. De plus en plus compliquée, elle est confrontée à l’acquisition de libertés bouleversantes qui laissent l’individu impuissant face à une infinité de choix et autant de possibilités d’échec…

La revendication libertaire traverse les courants féministes et homosexuels qui hésitent encore entre « embourgeoisement » et « marginalisation » volontaire. Le mouvement queer est le plus représentatif de cette quête de liberté absolue. Né aux Etats-Unis en 1991, il est la plus révolutionnaire et la plus déstabilisante des revendications sexuelles minoritaires. Les queers ne se contentent pas de contester l’hétéro-normativité car ils remettent également en cause tous les postulats sur l’identité et la culture. Ils déconstruisent totalement tous les liens entre genre et sexualité et s’ouvrent à toutes les formes de minorités sexuelles (transsexualisme, fétichisme, sado-masochisme, etc.), mais aussi à toutes les autres minorités (féministes, ethniques, etc.). Les queers refusent l’existence du genre et de tout ordre social imposé par l’État, ébranlant par là toutes les croyances que nous avons sur l’identité et sur la société.

Ainsi donc les minorités sexuelles, par leur marginalité et leur visibilité, sont avant tout un facteur de déstabilisation sociale. Bien que l’ordre publique cherche à les intégrer de son mieux, elles restent porteuses d’un malaise qui plonge les identités les plus fragiles dans un profond désarroi. Éternellement subversifs, certains de ces mouvements ne cessent de provoquer angoisse et repli sur une moralité traditionnelle. Cette réaction un peu confuse que l’on observe face aux minorités sexuelles touche, on l’aura compris, tout spécialement les hommes. En vérité, il faut bien admettre (à regret) que certains d’entre eux ne semblent pas encore prêts à s’assumer scintillants et emplumés, montés sur talons aiguille et réalisant enfin leur fantasme secret de danseuse de cabaret…

 *Gilles Lipoveski est à ce titre l’auteur d’un ouvrage qui analyse parfaitement cette évolution :  L’ère du vide 

 **Auteur  de  Qu’avez-vous fait de la libération sexuelle ? 

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