La pudeur, l’intime et la relation à l’autre

Selon une authentique définition du dictionnaire (un Larousse de 1989, certes…), la pudeur serait reliée à la décence. Or la décence est un terme, au mieux suspect, au pire profondément oppressif. Dans le monde entier la décence a infériorisé et cloîtré les femmes, elle les a lapidées et grillagées. Aujourd’hui, la société occidentale en accepte une définition plus souple, même si elle demeure une valeur plutôt conservatrice. Mais qu’en est-il de la pudeur ? Doit-on connoter ce terme de la même façon ? La pudeur est-elle une invention de la société conservatrice, par opposition à la simple nature ?

Dans notre société en mal d’idéologie et se raccrochant à sa dernière utopie, la transparence généralisée, la pudeur et l’intime sont irrémédiablement rattachés à la honte. Et cette honte nous semble la pire de toutes : celle du corps. Qui a-t-il d’ailleurs de plus honteux que le fait même d’avoir honte ? La revendication d’un espace privé est elle-même hautement suspecte : on n’ose imaginer les horreurs qui s’y déroulent. Ou l’on imagine au contraire, ce qui est encore pire, qu’il ne s’y déroule rien, parce que l’intime dissimulerait la honte ridicule des corps empêtrés dans la décence et châtrés par la pudeur. 

Tout cela serait fort triste si un tel discours n’était un peu trop imprégné d’idéologie moderne pour être crédible. Ah, la pureté de la transparence universelle et de la communication sans limite… Mais revenons un peu à la réalité. Car, oh surprise, nous sommes forcés de constater que nous ne ressentons pas tous les impératifs et les interdits de cette sournoise utopie. 

La vie privée est en effet une liberté fondamentale qui s’accommode mal de l’idéal de transparence. Bien des idéologies l’ont tenté, la plupart répressives, et il est assez étonnant de constater que, malgré cela, nous sommes toujours béats d’admiration devant ses avatars. 

Méfions-nous donc de la société translucide et sans tabou, sans pudeur ni fausse honte que l’on nous promet…

De la pudeur qui protège et du voyeurisme qui viole…

Les concepts de pudeur, de voyeurisme ou d’exhibitionnisme sont d’abord historiques et sociologiques. Toutes les sociétés ne les reconnaissent pas de la même façon, mais la plupart ont en commun d’avoir construit un système de tabous autour du corps et de ses manifestations : l’alimentation et le sexe. La honte, quant à elle, est culturelle et également historique dans l’acception que nous en avons. Elle est une construction occidentale à partir de la morale religieuse qui nous a guidé pendant des siècles. Mais la honte, telle que nous la définissons aujourd’hui, est aussi une conception très récente dont l’origine est à rechercher dans le puritanisme du XIXè siècle. En effet, les tabous au sens primitif ne suscitent pas la honte mais la peur, une somme d’interdits mystérieux émanant de forces supérieures. 

La pudeur est un sentiment naturel qui nous protège

Histoire de la pudibonderie anglaise (Anonyme)

Lorsque nous définissons la pudeur, nous faisons fréquemment appel à la honte, et en particulier à la « honte du corps ». Mais cette analogie est fausse car la pudeur n’est pas la pudibonderie. D’abord parce que celle-ci ne s’applique pas qu’au corps, ensuite parce qu’elle n’est ni un sentiment ni un comportement absolu. En effet, la pudibonderie cache le corps et ne le montre qu’avec honte et réticence, quand la pudeur se dévoile volontiers en certaines circonstances : la confiance ou l’amour. La pudeur est le sentiment naturel qui protège l’intime de l’autre, celui qui nous est étranger ; elle est la manifestation du besoin ontologique d’un espace privé pour s’épanouir. Car l’intime est ce qui touche au cœur de la personne, de son identité. Se « dévoiler corps et âme » est un geste qui n’a rien d’anodin : nous sommes soumis au jugement de l’autre, nous lui accordons notre confiance, nous nous fragilisons. D’ailleurs, pourquoi parlerait-on de « viol de l’intimité » si celle-ci n’était qu’un caprice dont on se libère aisément ?

La pudeur n’est rien d’autre que le sentiment naturel qui nous pousse à nous garder de l’autre-étranger, en lui cachant notre fragilité. Les vêtements semblent protéger un corps nu des coups et des atteintes physiques, les banalités que nous laissons échapper dans la conversation dissimulent notre personnalité.

« Over Exposed » par Paul Rader, 1962. Livre de Jason Hytes, Midwood F207

Le voyeurisme est la violence qui passe outre la pudeur. Elle ne peut être acceptée que lorsqu’elle répond à l’exhibitionnisme (qui n’est pas, soit dit en passant, inconciliable avec la pudeur, les deux pouvant s’exprimer chez le même individu à des moments différents). Sans l’exhibitionnisme, le voyeurisme est violence, il est viol. Car la pudeur s’exprime aussi bien moralement que physiquement : lire un journal intime malgré son auteur est le viol caractérisé d’une personne qui s’était « dévoilée », et donc fragilisée. Par ailleurs, l’expression « se mettre à nu » n’évoque guère la facilité. On sent au contraire derrière ces quelques mots la notion d’épreuve, de cadeau aussi, fait à un être digne de confiance. 

La libération sexuelle et la société transparente : sus à la pudeur honteuse !

Si nous ne nous dévoilons pas naturellement, cela veut-il dire que nous avons encore quelques carcans culturels à faire tomber ? Peut-on sérieusement se plaindre de censure à ce niveau ? Apparemment oui, puisque certains le font, au nom d’un bon vieux credo soixante-huitard remis au goût du jour : la nature est transparente, la nudité est naturelle, et la pudeur n’est que honte du corps.

De fait, la génération 70 a effectivement libéré la société de ses carcans moraux et porté un coup fatal à la pudibonderie traditionnelle. Là où elle s’est pourtant fourvoyée, c’est qu’elle a confondu « pudeur » et « pudibonderie », et a versé abondamment dans un idéal de transparence naturelle, mâtiné de communautarisme et d’idéal communiste. Conséquence : ce qui était la réaction logique de provocation d’une jeunesse éduquée dans un carcan moral, s’est transformé en idéologie. L’idée était simple : libérés et se confondant à nouveau avec la nature, le corps ni l’esprit n’avaient plus aucune raison de se cacher. Sus à l’obscurité de la honte : la transparence naturelle était seule signe de pureté… 

Tout cela était bel et bon, mais comment se fait-il que cette génération d’éclairés n’ait pas su maintenir ce mode de vie qui, étant si naturel, aurait dû perdurer tout aussi naturellement ? Autrement dit, pour poser la question de façon plus limpide (telle qu’elle me l’a été rapportée) : « Pourquoi les Babs ont-ils cessé de se promener à poils ? ». Parce qu’il s’agissait alors d’une tendance de la société, et nullement d’un pseudo « état de nature » qui n’a jamais existé dans la société occidentale. 

D’avoir confondu pudeur et pudibonderie, la libération sexuelle s’est fourvoyée. De son héritage mitigé naîtra la société du voyeurisme, corollaire incontournable et peu glorieux de la transparence et de la communication universelle. Si elle avait joué le rôle qu’elle prétend avoir eu, elle aurait au contraire offert à la pudeur un espace d’intimité ou la sexualité et la relation à l’autre auraient pu réellement s’épanouir, en toute liberté. 

30 ans plus tard la transparence est toujours de mise, mais elle a simplement été récupérée par le marketing, en même temps que le sexe. Nulle trace, certes, de pudeur-honte, mais une banalisation institutionnalisée du voyeurisme et de l’exhibitionisme. La sexualité s’expose, puisqu’elle est naturelle, et l’omniprésence médiatique de l’érotisme est sensée attester des progrès incontestables de la société occidentale en matière de mœurs.

L’importance de l’intime dans la relation à l’autre

La nature, certes, ne connaît ni honte, ni pudeur, ni intimité. Mais demandons-nous pourquoi. Les animaux s’accouplent ouvertement parce qu’ils n’attachent à cet acte aucune autre signification que celle de la reproduction. Ils n’ont pas le pouvoir de se « dévoiler » comme nous le faisons, ils n’attachent pas de sentiment, de sens à cela. Nous sommes humains parce que, justement, nous ne nous « accouplons » pas mais nous « faisons l’amour » (d’accord, pas tout le temps, mais le plus souvent quand même…). 

Depuis que les sociétés se sont formées, les hommes ont tout de suite attaché à l’acte sexuel une signification spéciale, mystérieuse, souvent religieuse. Lorsque nous rencontrons quelqu’un, nous parlons encore fréquemment de « magie » pour qualifier ce courant mystérieux. A cette personne choisie nous attachons du prix, nous lui accordons notre confiance et, pour être nous-même, nous avons besoins d’intimité. La pudeur laisse alors tout naturellement sa place à la confiance. Moins la relation porte de sens et de communication entre deux être, plus elle est sexuelle (au sens « d’instinctive »), et moins cette intimité sera nécessaire. 

La sexualité banalisée, l’intime inutile et la magie envolée…

Suivant ce raisonnement, la banalisation, la médiatisation de la sexualité n’élèvent pas franchement l’humanité, et le retour à la nature n’est pas exactement un progrès. 

Le sexe, débarrassé de l’intime, se trouve du même coup libéré de son poids émotionnel ; il devient aussi naturel et vide que l’accouplement animal. Saluons cet authentique progrès de la société transparente et la victoire de la nature sur la pudeur (non pas comme protectrice de l’intimité, mais toujours comme marqueur de honte). Au passage, demandons-nous pourquoi les Occidentaux, quand ils ont découvert qu’ils étaient des individus et non une stupide masse animale ont mené leur premier combat dans le but de se ménager un espace de libertés privées. 

La banalisation casse aussi irrémédiablement le mystère primitif qui pouvait encore être associé à l’acte sexuel. Or l’érotisme a besoin de conserver une part de cette magie, et quelques-uns de ses voiles, pour être en mesure de se renouveler continuellement. Au lieu de cela, chacun de nous baigne depuis toujours dans toutes les formes imaginables de représentation et d’exploitation commerciale du sexe : du panneau publicitaire au film, en passant par les journaux, les réseaux sociaux et l’ensemble des médias. Que reste-il de la magie ? L’impression que nous n’avons plus rien à voir que nous n’ayons déjà vu, rien à faire qui n’ait déjà été fait. Une relation ne peut plus porter l’illusion qu’elle est unique : elle ne fait que reproduire des schémas déjà reproduits par des millions, des milliards de nos semblables. Et ce qui est banal, malheureusement, n’a guère de prix. La banalisation, qui n’est pas la libération, n’est donc pas exactement un progrès pour l’humanité…

Quel est le sens de la société du voyeurisme ?

La pudeur n’a naturellement pas disparu, puisque nous revendiquons toujours un espace privé pour notre intimité, mais le voyeurisme et l’exhibitionnisme n’en sont pas moins de plus ne plus développés. Il y a une volonté avide d’entrer dans l’intimité de l’autre : par le cinéma, la télévision, la web-cam, internet, etc. Le voyeurisme est une attitude normale pour une société qui se veut transparente. Du reste, il n’est même surtout pas reconnu comme tel. La pudeur, elle, ne devrait pas avoir de place pour s’exprimer. Elle se manifeste pourtant parfois, et ce par un rejet, un refus, partagé par beaucoup d’entre nous (je l’espère en tout cas…), de se laisser transformer en voyeurs. Nous éteignons la télévision devant un Cyril Hanouna et n’apprécions que modérément le caractère érotique des panneaux publicitaires de 3 mètres sur 5. Le téléfilm du mercredi soir nous interpelle. Quel est le sens de montrer les ébats d’un couple, filmé sous tous les angles possibles, afin d’être certain que le téléspectateur ait bien compris ce qui se passait sous ses yeux ? Si la scène se veut à caractère érotique, ce qui n’est même pas le cas, puisqu’il ne s’agit que d’une simple expression d’un voyeurisme institutionnalisé et banal, un jeu de suggestions et de dévoilements n’aurait-il pas été plus fort ? 

Ce rapport de voyeurs à exhibitionnistes, qui caractérise la société de la transparence, aurait une autre interprétation complémentaire. L’idéal de la communication universelle ne s’est en effet pas construit à partir de rien, mais a profité du terreau fertile du désespoir individualiste du citoyen moderne. Expulsé volontairement de toutes ses communautés traditionnelles (famille, religion, etc.), l’homme moderne et occidental se découvre tout à coup seul et en mal de relationnel. Il est désireux de « partager » avec autrui, et s’attache à créer des liens en voulant à tout prix partager son intimité et rentrer dans celle de l’autre. Dans cette situation, toute pudeur est oubliée puisque chacun veut au contraire se mettre à nu, avide des relations de confiance que cela implique. En ce sens, la téléréalité est stupéfiante des réalités sociales et sociologiques qu’elle met en évidence : tout le monde se dévoile à tout le monde, et les malheurs communs créent des communautés relationnelles. L’exhibitionnisme du plateau de télévision fait écho au voyeurisme du salon, de l’autre côté de l’écran.

 Paradoxalement, la société du voyeurisme n’aurait donc pas éradiqué la pudeur, elle ne la ressentirait simplement pas, tout à son désir débordant de partager son intimité et celle d’autrui : l’impudeur moderne serait-elle simplement une quête d’amour ? On peut se le demander en constatant ces intimités dévoilées sur Twitter ou Tik-Tok.

Jasmine SAUNIER: sexothérapeute

Auteur/autrice : Patrice Cudicio

Médecin

Sexualités: Le Magazine de toutes les sexualités

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