Être une femme en France aujourd’hui, cela signifie avoir les même droits qu’un homme et trouver cela naturel, sans forcément se penser féministe. C’est aussi porter une personnalité et une identité féminine, que l’on voudrait pouvoir exprimer tout aussi naturellement. Mais ce n’est pas si évident…
Une certaine féminité est définitivement porteuse d’infériorité
L’image est rebattue, presque radotée, mais tellement fascinante qu’elle en est incontournable. Illuminé par les spots de télévision, un groupe de jeunes femmes en maillot labellisé et écharpe brodée ou robe chatoyante prend la pause, cheveux lissé et sourire figé. C’est le grand soir, la glorieuse élection des Miss, le destin esthétique de notre pays est en jeu. De l’autre côté de l’écran, il y a vous, sourire méchant aux lèvres, occupée à calculer : « à raison d’un neurone et demi par Miss, multiplié par le nombre de candidates = plus ou moins la capacité intellectuelle d’un poulailler industriel ? ».
Un peu facile, certes, mais derrière la critique le malaise est réel. Car enfin, ce qui apparaît dans cette anecdote, c’est qu’une femme défilant comme une vache laitière au salon de l’agriculture ne se contente pas de se ridiculiser, elle m’atteint aussi, spectatrice, en s’arrogeant le droit de me représenter. Il en va ainsi pour tout symbole de féminité, porteur de l’identité d’un groupe. Mais peut-on vraiment se reconnaître dans cela ? Ne se sent-on pas dévalorisée devant cet étalage de produits régionaux ? Sans doute, et il est clair qu’une certaine féminité est définitivement porteuse d’infériorité.
Le monde du travail, machine lourde et réfractaire au changement, en est le vivant exemple où les cas de discrimination sournoise, pour cause de sexe faible, ne manquent pas. Dans cet univers, les femmes seraient porteuses de « caractéristiques » spéciales qui les prédisposeraient à certains postes dans des domaines particuliers comme le social ou la famille. Les témoignages de femmes, affirmant préférer à leurs homologues féminins les infirmiers ou les coiffeurs, pour leur douceur et leur savoir-faire, sont délibérément omis. De fait, l’imagerie collective se fait encore étonnamment l’écho d’indétrônables catégories telles que la femme-mère et la femme-objet, un rapide détour par la publicité suffit pour s’en convaincre. Reste la féministe, masculine, castratrice et portant haut le joli vocable des Chiennes de Garde.
Il serait cependant faux de croire que cette situation est communément répandue autour de nous. Notre pays n’est en effet pas loin de détenir la palme européenne de la misogynie, et y revendiquer sa féminité revient à se placer volontairement dans une situation de séduction généralisée. On ne porte pas une jupe à son bureau, on «l’affiche » ; et ce geste, croient-ils, signifie implicitement que l’on sera flattée de recevoir tous les commentaires grivois, voire insultants, qui ne manqueront pas tout au long de la journée.
Plus que tout autre pays d’Europe, la France justifie en effet d’une tradition culturelle spécifique, en termes de relations homme–femme, marquée par la galanterie aussi bien que par la méfiance. Pour comprendre ce pesant héritage, il faut remonter quelques siècles en arrière. Incarnant le charme et l’influence, le pouvoir détourné, les femmes lettrées du siècle des Lumières ont fourni aux révolutionnaires, puis à des générations d’hommes politiques, le modèle de ce qu’il fallait à tout prix écarter. Tout à la fois craintes et moquées pour cette seule raison, leur féminité, les femmes vont rapidement intégrer la nécessité de se débarrasser de ces attributs ; seul moyen d’accéder aux droits et libertés accordés aux hommes dès 1789. Il peut paraître surprenant que le pays des droits de l’homme ait été finalement relégué à l’arrière garde des pays européens pour l’application de ces droits au féminin. Et pourtant, honte à nous, la France donneuse de leçons a très longtemps confondu « universel » avec « masculin »…
« je suis féministe car j’ai reçu une éducation humaniste »
Si aujourd’hui les Françaises votent, et jouissent d’un statut théoriquement égal à celui des hommes, il ne faut pas oublier que ça n’est pas arrivé tout seul. Ce résultat, n’en déplaise, nous le devons au combat féministe. Le féminisme à traversé plus de deux siècles, et, quelle que soit l’image qu’il nous en est restée, il fut à la base d’une révolution culturelle qui n’a pas encore dit son dernier mot. C’est au nom du féminisme que le monde du travail s’est ouvert, et c’est aussi grâce à lui qu’une femme moderne est libre de ses choix et de sa vie. Il arrive fréquemment que l’on confonde féminisme et misandrie. Une méfiance qui s’exprime parfois au travers de quelques lieux communs, entendus au hasard de discussions : « les féministes sont masculines, elles n’aiment pas les hommes », « elles veulent écraser les hommes ». A la décharge des femmes qui tiennent ces propos, il faut aussi rappeler qu’il y eut beaucoup de courants féministes dont certains, spécialement radicaux, ont manifestement laissé des traces…
Pourtant, c’est à elles que nous devons nos droits et libertés essentielles. Une dimension qui n’échappe pas à d’autres femmes d’aujourd’hui, telles que Barbara, étudiante de 22 ans, qui répond lors d’un interview : « je refuse le sexisme comme je refuse le racisme, qui relèvent de la même idéologie […] alors, oui, je suis féministe car j’ai reçu une éducation humaniste. ».
Les années 70
Ce n’est que dans les années 1970 que le mouvement quitte le domaine politique pour investir la sphère privée. Il prend alors la couleur de ce mouvement radical, objet de tant de critiques aujourd’hui. Une démarche historiquement située, si l’on se souvient des réactions masculines, et qui n’est évidemment pas transposable aujourd’hui. C’est pour cette raison que le mouvement perd rapidement de sa force, pour subir finalement un spectaculaire renversement dans les années 1990. C’est alors qu’éclate le débat qui nous occupe aujourd’hui.
L’égalité dans le travail fut conquise par des féministes adoptant volontairement des masques virils. Un phénomène qui, une fois de plus, s’explique aisément par le contexte. Le monde du travail, école de la virilité s’il en est, ne s’est ouvert aux femmes qu’à la condition qu’elles adoptent les codes de comportement qui y étaient associés. Le mouvement donne naissance aux working girls, incarnées par Sigourney Weaver dans les années 1990, reines du marketing affichant vocabulaire et comportements d’hommes. Les planchers des bureaux portent encore les marques de leurs dents interminables… Seulement voilà, il est apparu rapidement que même les femmes d’affaires ont une horloge biologique, et toutes n’ont pas accepté de faire une croix sur l’expérience de la maternité. Le féminisme n’a pas tenu le choc de cette découverte, et la société s’est empressée de ramener à la vie le modèle de la « vraie femme », épouse et mère avant tout. Le clash avéré entre féminisme et féminité semblait tranché en faveur de la seconde. Une femme a besoin de se réaliser professionnellement, tout comme un homme, mais l’égalité des féministes niait tout simplement l’identité féminine.
Depuis ce temps-là, pourtant,…
…le travail féminin a reconquis du terrain. Il affiche même une victoire stupéfiante : on a vu l’accession d’une femme à la tête du Medef, à la direction d’entreprises côtées au CAC 40, organisations des plus masculines (pour ne pas dire machistes)de notre pays. La société nous a réservé, en quelques années, une surprise assez spectaculaire, à savoir la réconciliation du couple banni, le pouvoir et la féminité. Le plaisir parfois éprouvé devant cette sur-médiatisation de femmes est à la mesure des aspirations : une redéfinition de la féminité au cœur des ambitions égalitaristes. Simone de Beauvoir nous apporte la citation, plus moderne que jamais, qui incarne cet espoir : « l’égalité dans la différence ».
La scène politique
Le spectacle récent que nous offre la scène politique témoigne véritablement de l’apparition d’un contexte propice à une redéfinition des rapports entre féminisme et féminité. La société, valorisant progressivement des qualités professionnelles neutres au détriment de valeurs sexuées (la compassion et la patience pour les femmes, le courage et la force pour les hommes), a créé elle-même les conditions de l’accession des femmes aux plus hauts postes. Les femmes de pouvoir, qui émergent aujourd’hui, sont le produit d’une société de l’enseignement qui leur a permis d’atteindre le sommet par leurs propres moyens. A ce phénomène s’ajoutent en France les premiers effets produits par la loi sur la parité. Des femmes accèdent désormais à un mandat politique par le biais de la consécration suprême qu’est l’élection. On pourra m’objecter que les femmes de pouvoir ne datent pas d’aujourd’hui, et une autre « Margaret Thatcher » viendra sans doute me le confirmer. Certes, mais, outre que celle-ci affiche l’unique tailleur des sommets internationaux, on se souviendra de cette phrase de François Mitterrand : « elle est le seul homme du gouvernement anglais ». Et pour cause, ses brushing agaçaient et contredisaient ouvertement sa fonction. Aujourd’hui, au contraire, on s’émerveille qu’une femme au pouvoir soit aussi une femme. On trouve du charme à Anne Hidalgo et Valérie Pécresse, de la classe à Clémentine Autain et de la poigne à Marine Le Pen. Un panorama qui serait très incomplet si l’on omettait Giorgia Méloni, présidente du conseil italien, incarnation d’une main de fer dans un gant de velours. Étonnante situation que celle-là, où la féminité, si longtemps cachée, étouffée parce que source d’oppression, se retrouve tout à coup valorisée et projetée sur le devant de la scène.
A ce jeu, les médias ne sont rien moins qu’innocents car le sujet est vendeur. Subitement rangés dans le camp des femmes, ils se font par ailleurs l’écho d’un phénomène politique essentiel en Europe : la crise de la démocratie représentative. C’est alors tout le modèle démocratique, culturellement masculin, qui est remis en cause. S’y trouvent dénoncés, pêle-mêle, la société d’essence patriarcale, les figures politiques traditionnelles masculines et la fonction présidentielle, représentation du père. Un terrain propice pour que féminisme et féminité puissent enfin se rencontrer, lorsque l’image de la femme semble incarner le renouveau. Des qualités traditionnellement attribuées aux femmes, qui ont longtemps servi et servent encore à les discriminer, apparaissent sous un jour nouveau. Les femmes semblent plus aptes à s’intéresser aux immenses problèmes sociaux qui agitent les populations, plus compréhensives et plus humaines. Il n’est plus question désormais de cacher ces traits féminins sous un comportement viril car, au contraire, ils sont complémentaires du talent et de l’expérience que l’on attend à un poste élevé. La féminité n’est plus l’antithèse du pouvoir, elle n’est plus synonyme de faiblesse et d’incapacité naturelle. Elle est à l’inverse le symbole du renouveau politique, sous la houlette de l’autorité maternelle incarnée par un sourire rassurant d’une présidentiable…
Le débat s’achemine vers une redécouverte des identités
Ce qui est visible au sommet de la société est certainement le signe d’un changement profond, appelé à se diffuser par le biais des médias. Mais ce mouvement sera lent. Dans la réalité quotidienne, les questions des femmes portent sur ce lien entre la défense de leurs droits et l’expression de leur identité féminine, susceptible de nuire à leur statut. Aussi ne faut-il pas abandonner le féminisme, pour que féminité ne rime plus avec subordination, mais en valoriser une conception qui défende les apports de chacun dans une société composite. Le problème est que les rôles sociaux assignés à chaque sexe sont confondus avec les différences liées à l’identité du genre. Ainsi la féminité « primitive », dont j’ai pu évoquer les aspects au début de cet article, est-elle un pur produit social qui s’apparente à la virilité. (voir pour cela Freud et son vagin denté castrateur). Ces deux concepts définissent les conformismes sociaux dont, précisément, il est urgent de se débarrasser. Au contraire, masculinité et féminité désignent une identité sexuelle, une capacité à aimer et à « habiter » son propre corps.
Au cœur de la société, le débat s’achemine doucement vers une redécouverte des identités spécifiques masculines et féminines, et ce autour de la question du couple et de la maternité. La redéfinition des responsabilités, du partage des rôles entre l’homme et la femme, est un mouvement lent mais porteur de liberté dans une nouvelle logique sociale. Certains pays nordiques ont mis en place d’importantes mesures dans ce sens, la Suède ayant été bien sûr un modèle du genre.
Il faut cependant encore se garder de crier victoire, car ce qui est médiatisé est, par définition, exceptionnel. Ceci est valable tant pour les femmes en politique que pour les lois suédoises. Le quotidien nous fournit encore d’amples raisons de penser que, si brèche il y a dans le conformisme, elle est encore bien mince. Certains hommes ont toujours beaucoup du mal à envisager cette féminité libérée à laquelle on espère pouvoir accéder un jour. Pour ceux-là, virilité oblige, Miss camping restera a jamais la quintessence de la féminité. Nos beautés locales n’ont donc aucun soucis à se faire, et fort heureusement car, c’est bien connu, le stress fait grossir.
Propos recueillis…
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