Les eunuques sont une population relativement discrète que l’on remarque peu et que l’on connaît mal. Pendant de nombreuses années, on a considéré que la castration volontaire était le désir d’individus majoritairement psychotiques. Or, l’on découvre aujourd’hui que ce n’est pas le cas, et que de nombreuses raisons peuvent pousser un homme à souhaiter une castration chimique ou physique. Un comportement qui va complètement à l’encontre des normes sociales, selon lesquelles le sexe est un élément majeur pour l’individu et pour la société. A l’heure où chacun se doit de s’émanciper par le sexe, d’en montrer, d’en voir et d’en faire un maximum pour coller aux normes, qui sont ces individus qui ne rentrent pas dans les cadres ?
Toute société articule les interactions humaines autour de normes et de codes essentiels. Si l’on ne fait pas comme tout le monde, ou pire, si l’on n’est pas comme tout le monde, autant se trouver un radeau et partir se noyer quelque part… Dans notre monde baigné de sexe et de sexualité, être soupçonné d’un vague désintérêt pour la chose peut coûter un bannissement immédiat et définitif de la sphère du branché : la pire punition qui soit. Hélas, la société du sexe libéré, celle qui en montre et en parle beaucoup mais n’y connaît pas grand-chose, contient un élément fourbe et éminemment subversif : l’eunuque, le castré, le châtré en somme. Ainsi se définissent ceux qui, par choix conscient et étudié, se privent de la majeure partie de leur libido. Horreur ! (pensent les mâles). Comment expliquer l’inexplicable ?.
Atypiques mais très communs : profil d’un genre discret
Plusieurs études ( Étude du Département d’Anthropologie de l’Université de l’État de Californie publiée dans « The Journal of sexual Medecine », n°4, 2007. Sondages de janvier 2007) viennent aujourd’hui éclairer un phénomène que l’on comprend généralement mal. Auparavant, les éminents spécialistes (études de Greilsheimer et Groves « Male genital self-mutilation », 1979, et de Romilly et Isaac, sous le même nom, 1996.) qui s’étaient penchés sur la question avaient conclu de manière unanime que la castration volontaire était la manifestation évidente d’un trouble psychotique. Or, il apparaît désormais que seul un cinquième de ces phénomènes est le fait d’individus psychotiques, et le cancer de la prostate est très loin d’expliquer tous les autres cas.
Il existe en réalité une grande variété de profils d’hommes qui choisissent de se faire castrer voire émasculer (les nullos). D’âges très différents, il commencent généralement à envisager la possibilité aux alentours de 20 ans et passent à l’acte en moyenne vers 40 ans. Contrairement au psychotique, dont le niveau intellectuel est bas, l’eunuque est en général une personne éduquée, parfois issue d’un milieu culturel élevé, et qui ne se distingue par aucune manifestation physique (à l’exception notable des transsexuels). Il faut en effet souligner que les eunuques connaissent parfaitement les faits historiques rattachés au phénomène, ainsi que les conséquences qui résultent de leur décision. Un certain niveau intellectuel est également requis pour concevoir en toute conscience un acte aussi subversif au regard des normes sociales. Enfin, si la majorité d’entre eux est homosexuelle, une partie non négligeable des eunuques est aussi hétérosexuelle et mariée.
Les nazis considèraient la castration comme un moyen prophylactique ou thérapeutique pour éradiquer l’homosexualité ou rééduquer les homosexuels. En 1935, le code pénal est modifié pour permettre la castration « volontaire » des délinquants sexuels condamnés au titre du Paragraphe 175. Le 20 mai 1939, le Reichsführer-SS Himmler autorise la castration forcée des délinquants sexuels. Leur consentement n’est pas requis, explique-t-il, car ces détenus savent qu’ils pourront être libérés une fois l’intervention réalisée avec succès. Il est fort probable cependant qu’avant cette date de nombreux homosexuels (en particulier ceux condamnés à de longues peines au terme de leur détention préventive) aient consenti à subir cette mutilante opération. »
The Hidden Holocaust , Günter Grau
Photo : Avant et après la castration. N. Jensch, Untersuchungen an entmannten Sittlichkeitsverbrechern (orig : Hidden Holocaust ?, de Günter Grau).
Le calme de l’eunuque ou les raisons qui poussent à la castration
Les conséquences les plus connues de la castration, physique ou chimique, sont une chute de la libido, un « rétrécissement génital », un certain gain de poids et une diminution de la pilosité. Le fait est que ce sont précisément ces manifestations qui sont recherchées. Il ressort des études et des témoignages recueillis que les hommes concernés cherchent avant tout à récupérer le contrôle de leurs organes génitaux, vécus comme indépendants et fauteurs de troubles, ou d’offrir ce contrôle à un autre.
Lorsque l’on demande à un panel d’eunuques de préciser les causes de leur castration, le jeu se complique sensiblement car moins de 30% d’entre eux semble capable de le faire avec précision. Preuve que les mécanismes de contrôle précédemment évoqués restent assez flous pour les principaux concernés.
Il existe en réalité une grande variété de raisons qui poussent un individu à désirer la castration. Cependant, la cause majeure qui se dégage est la volonté de perdre sa libido, afin de s’en rendre maître. Répondant au questionnaire d’étude statistique, un homme s’explique de la façon suivante : « Les problèmes que me causait ma libido affectaient mon travail et la qualité de mon sommeil. Mes pensées sexuelles étaient obsessionnelles et je ne pouvais pas m’en libérer».
Certains hommes évoquent des raisons religieuses pour expliquer leur castration, en annihilant leur désir ils cherchent à d’éliminer un élément de trouble dans leur foi. Ainsi certaines sectes chrétiennes américaines prennent-elles au pied de la lettre des passages de la Bible, comme cet homme, devenu eunuque pour appliquer les paroles de Jésus : « Si ta main droite te conduit au péché, coupe là ».
Enfin, beaucoup d’eunuques souffrent d’une vision déformée de leur appareil génital. Il s’agit là de la seconde grande cause évoquée, qui concerne un tiers des castrations volontaires, et qui se traduit par une ablation parfois totale de l’appareil génital. Par la castration, il souhaitent ainsi corriger « une erreur de la nature ». Parmi eux, on trouve bien sûr des transgenres en cours de transformation, mais pas seulement car ceux-ci ne représentent qu’environ 15% du total. Il existe donc malgré tout une partie assez importante d’eunuques qui souffrent d’un trouble de l’identité, et la castration relève alors d’un comportement autodestructeur.
Cela nous amène à considérer un facteur transversal, présent dans de nombreux cas et qui se révèle important : les traumatismes de l’enfance. Les individus ayant subi, par exemple, un père ou une mère ultra dominants seront plus susceptibles de présenter un rejet complet de leur sexualité. Des traumatismes de cette nature expliquent également le fait qu’assez peu d’eunuques puissent évoquer une raison claire et précise à un désir qui peut devenir obsessionnel.
La perception du genre : my eunuch is not a girl
La question qui se pose tout naturellement vis-à-vis des eunuques est celle du sexe et du genre. Ainsi, si l’on exclut certains transgenres, pour qui la castration n’est qu’une étape vers la féminisation, la majorité des eunuques se perçoit en tant qu’hommes. Une autre partie, à peine moins importante, se voit comme un troisième genre.
En vérité, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, la volonté de contrôle qui dicte la castration ne s’accompagne nullement d’un désir de vie monastique, et encore moins sous la cornette. Ainsi 90% des eunuques, y compris ceux qui ne prennent aucun traitement hormonal associé, souhaitent toujours avoir une vie sexuelle active. Simplement une vie à leur rythme, un sexe qu’ils pourraient contrôler. On le voit bien au sens de leur démarche, les eunuques ne sont guère voyants ni revendicatifs. La honte qu’ils éprouvent devant un désir qui va à l’encontre de tous les critères de la masculinité les isole. Pour cette raison, la plupart des hommes qui désirent passer à l’acte n’osent pas en parler à leur médecin, et Internet regorge de « cutters » aux qualifications douteuses et aux méthodes criminelles. Dernièrement en Grande Bretagne un faiseur d’eunuques a été condamné à la prison à vie.
Selon nos critères modernes, l’homme castré est la quintessence de l’humiliation et de la soumission. Souhaiter cet état, ainsi que le note C. Cheng ( » Marginalized masculinities and hegemonic masculinity : an introduction ». J Men’s Stud 1999) ne peut être pensé par la société que comme une déviation majeure, le désir d’un fou, d’un psychotique. En réalité la société du trash, du sexe et de la violence a trouvé plus subversif qu’elle, son pire cauchemar : l’homme qui ne voulait pas de sexe.
Castration physique, castration chimique : quelle différence ?
Il existe des différences de point de vue entre les deux groupes qui ne sont pas négligeables. On remarque par exemple que les castrations issues de jeux sado-masochistes sont physiques (elles sont le plus souvent purement virtuelles: la chasteté forcée), et que les transgenres se retrouvent plutôt dans une castration chimique, laquelle peut être une étape vers leur changement plus radical de sexe. Ce qui est alors en jeu, c’est la raison qui pousse à la castration. Les hommes qui souffrent de vision déformée de leur sexe ou qui s’adonnent à des jeux SM extrêmes ont un problème avec la manifestation extérieure de leur libido : le sexe en lui-même. Ceux qui ne veulent qu’annihiler leur libido sont statistiquement plus susceptibles de choisir la castration chimique, la disparition physique n’ayant pour eux aucun sens symbolique.
Il faut préciser que si la castration est la destruction physique ou chimique des testicules, l’émasculation correspond à l’ablation complète des organes génitaux masculins.